Aux enseignant.e. s et étudiant.e.s du département de philosophie de Vincennes :

 

Hier matin, au Père-Lachaise, une cinquantaine de collègues, d'ancien.ne.s doctorant.e.s et étudiant.e.s du Professeur Georges Navet, se sont rassemblés, autour de ses amis Patrice Vermeren, Stéphane Douailler et Patrick Vauday, pour un dernier hommage à son image : discret et souriant.

 

Vous trouverez ci-dessous l'hommage du département :

 

Hommage à Georges Navet

– 26 juin 2020 –

 

Par Bruno Cany

(Directeur du département de philosophie)

 

 

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Description générée automatiquement

 

 

J’ai été titularisé la même année que Georges Navet et Eric Lecerf, pour la rentrée universitaire 2002-2003 ; lui comme Professeur, nous comme Maître de conférences…

Le département avait bien changé depuis le temps, où, au milieu des années 70, j’y étais un étudiant famélique et un auditeur libre farouche… Mais René Schérer a raison : de tous les enseignants passés depuis par ce département, Georges est un de ceux qui, par « son ouverture d’esprit et de sensibilité » – noter bien le terme, qui rappelle une des singularités les plus belles de ce continent philosophique qu’était le Centre expérimental du bois de Vincennes –, un de ceux qui incarnaient le plus sûrement l’Esprit Vincennes.

Dans un très beau texte, les professeurs et étudiants haïtiens réunis, ont rappelé combien – avec Stéphane Douailler et quelques autres – Georges a été de ceux qui, de Paris, ont permis à l’ENS de Port-au-Prince de se saisir avec gourmandise ici d’un concept, là d’une thèse, comme autant de pierres pour construire leur institution de philosophie vivante, véritable dialogue avec tous et toutes, et qui offre à « l’Esprit philosophique haïtien » un enracinement dans cet esprit vincennois

Les haïtiens aimaient cet homme-philosophe, un peu timide au premier contact, mais qui se révélait rapidement très loquace, « d’une douceur communicative et d’une sérénité à faire blêmir les plus surexcités »…

Jamais hautain – l’esprit dogmatique lui était aussi étranger que l’esprit scholastique lui était inconnu –, il riait affectueusement de ce rire d’enfant malicieux lorsqu’un ami ou un penseur qu’il aimait empruntait ces traverses… Lui-même gardait scrupuleusement disponible cette hospitalité qui lui permettait de philosopher avec celui ou celle qui s’approchait, quelque soit son niveau, sa culture, l’heure du jour ou de la nuit, le sujet, en commençant toujours par le bout que son hôte souhaitait…

Pour Jacques Poulain, le Directeur du département de l’époque – qui est retenu en Allemagne par des soucis familiaux, mais qui est en pensée avec nous –, Georges était, parmi les enseignants du département, « celui qui n’hésitait pas à mesurer l’ensemble des propos contemporains sur la gouvernance et la république du consensus à l’aune des idéaux démocratiques du XIXe siècle », perpétuant ainsi « la tradition de la critique vincennoise d’une façon incontestablement authentique » …

Pour Driss, au Secrétariat, Georges incarnait le paradoxe du philosophe effacé : « Effacé jusqu’au moment où on lui posait une question, ou bien qu’il en interceptât une qui ne lui était pas destinée… » Son effacement s’effaçait aussitôt : il devenait présent dès qu’il prenait la parole, laissant tout le monde admiratif… « D’une parfaite bonté envers ses étudiants, il a su, fait rarissime, ne blesser personne parmi ses collègues »…

La dernière fois que je lui ai parlé au téléphone, quelques jours avant son hospitalisation, soucieux pour ses doctorants, il s’inquiétait de ne pas parvenir à joindre Martine… Martine qui m’expliqua, que ce qui l’avait submergé d’émotion, c’est que Georges savait garder, au cœur même d’une relation professionnelle très pointilleuse, la profondeur d’une relation personnelle

Vu de l’Ecole Doctorale, Georges était « un homme admirable », « toujours à l’écoute et qui prenait le temps d’écouter », « d’une réactivité jamais prise en défaut d’intelligence », « dont le sens de l’adaptation et de l’organisation était chaque fois au rendez-vous, y compris dans les situations les plus tendues » …

Nathalie, elle aussi, a rencontré en la personne de Georges, l’esprit Vincennes qu’elle avait tant aimé au long de ses recherches et travaux sur François Châtelet : « cette exigence de philosophie et d’ouverture aux étudiants », « cette interaction permanente avec la culture extra philosophique ». Comme aux premières heures du département, la philosophie s’enrichissait de son ouverture aux domaines les plus divers de la culture…

Mais Georges ne se contentait pas d’être un philosophe et un chercheur immensément cultivé, il était aussi, passionnément, un auteur. Il y a, en effet, quelque chose de bergsonien chez lui, qui relevait le défi posé par le langage au philosophe, afin qu’il établisse des distinctions aussi nettes et précises entre nos idées que les discontinuités le sont entre les objets matériels. Pour cela, il est nécessaire que l’homme-philosophe mette en place un art d’écrire

La première fois que nous nous sommes rencontrés réellement c’était à l’occasion de la publication de son article sur un roman de Nizan, « Le philosophe conspirateur », dans l’un des premiers numéros des Cahiers critiques de philosophie, la revue de notre département, pour laquelle il allait bientôt, seul parmi les Professeurs, accepter de faire le travail exigeant et ingrat des lectures et des réécritures…

Et sur cette improbable ligne 13, au vacarme mortel pour la discussion philosophique, Georges se superposait devant moi à ce condisciple que nous décrit Sartre dans son avant-propos à Aden Arabie : Il suspendait un instant sa parole, souriait en laissant passé le boucan, puis poursuivait imperturbable le récit de sa montée à Paris : sa Classe prépa à Henri IV et cette rencontre fondatrice avec Patrice Vermeren. En cette année 1968, Stéphane Douailler était à Louis le Grand et Patrick Vauday à Henri IV – la France ne le savait pas encore, mais elle était prête pour son remake des Trois mousquetaires

Mon cher Georges, Toi qui fut si authentiquement inactuel dans ta geste philosophique, si parfaitement inscrit dans cette manière française de pratiquer la philosophie… jusqu’à pouvoir incarner ce Philosophe comme fiction dont il nous faudra bien reparler un jour prochain… Mon cher Georges, tu le sais, je ne me rends pas volontiers aux obsèques des philosophes. Mais je suis venu ce matin parce que j’avais quelque chose à dire : Aujourd’hui est un jour important, pour nous tous, tes collègues et amis du département de l’université Paris 8, car si nous t’avons bel et bien perdu, ainsi que ton ordinateur, à l’hôpital Tenon ce dimanche 31 mai, nous te retrouvons, aujourd’hui 26 juin, au présent de cette inactualité philosophique : Ta silhouette discrète, à l’éclatante chevelure blanche, de parfait « Membre de la famille » nous accompagne dès lors…